Nous sommes aujourd’hui confrontés à une surproduction de mémoire, de souvenirs, à la surproduction de l’ancien. C’est la raison pour laquelle nous avons aussi des difficultés à identifier ce qui est neuf. On dit souvent qu’il ne peut plus rien exister de nouveau aujourd’hui (...). Je crois que l’on ne peut pas affirmer ce genre de choses parce qu’on ne peut pas le prouver. Le nouveau est toujours possible. Mais on ne peut pas distinguer si le nouveau est vraiment nouveau dans la mesure où nous ne savons pas précisément à quoi ressemble l’ancien. (...) Or aujourd’hui, nous le savons tous, la mémoire est un territoire qui fait l’objet d’intenses combats politiques, et comme nous croyons ne plus savoir ce qui existait autrefois, nous ne pouvons plus non plus reconnaître le nouveau en tant que tel d’une manière évidente.
C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, la différence entre l’ancien et le nouveau perd peu à peu de son importance pour la prétention à l’immortalité – ou du moins pour la prétention à la durée culturelle. La profession de foi envers l’immortalité est donc devenue définitivement politique ou, si l’on veut, purement subjective, parce qu’objectivement injustifiable. (...) lorsque, par example, un artiste ou un philosophe restent sur leurs positions, c’est uniquement, si l’on en croit ces théories, parce qu’ils sont traumatisés, justement, de ne pas avoir été traumatisés. Le traumatisme passe aujourd’hui pour la seule excuse à la fidélité à soi-même, dans une société qui méprise tout ce qui est «dépassé» et qui exige constamment de ses membres qu’ils soient de leur temps ou, encore mieux, qu’ils soient, «beaucoup plus avancés» qu’ils ne le sont effectivement.
Boris Groys